Disparition à la Combe Leusse (épisode 3)

Dieulefit, début octobre 1841

Environ une semaine après ces jours exécrables, Jeanne eut pour la première fois un entretien avec le Juge de Paix. Pierre Casimir Morin habitait une grande maison dans la Rue du Bourg. Jeanne pour cette occasion encore avait demandé à Antoine Thevenon de l’accompagner. Elle sentait qu’elle aurait besoin du soutien moral et bienveillant de cet homme d’une cinquantaine d’années qu’elle avait appris à connaître depuis son arrivée dans son voisinage.

Ils entrèrent à Dieulefit un après-midi. C’était au début du mois d’octobre. Le temps était magnifique, il faisait si doux que rien dans la ville ne rappelait le jour de la calamité météorologique du 26 septembre dernier. De nombreux commerçants se tenaient même à la porte de leur magasin pour profiter au mieux de cette douceur.

Le cordonnier avait tiré son établi sur le seuil de son échoppe et travaillait avec diligence sans oublier de saluer de sa voix joviale et qui portait loin les passants qu’il connaissait. Les habitants paniers au bras ou mains dans les poches, se pressaient vers les boutiques ou déambulaient tranquillement dans le seul but de profiter de cette belle journée paisible. L’animation était bon enfant comme pour une journée printanière. Vers trois heures, les deux voisins sonnèrent à la porte du Juge de Paix. Au bout d’un moment, une femme de chambre ouvrit et leur demanda ce qu’ils désiraient.

Antoine les présenta en disant :

« Je m’appelle Antoine Thevenon et cette dame est Madame Chastel, nous avons rendez-vous. »

La jeune servante les pria d’attendre là. Elle repoussa seulement la porte sans la fermer vraiment et disparut. Ils pensaient que l’attente sur le seuil serait longue cependant très vite elle revint et dit :

« Mon maître vous attend, si vous voulez bien me suivre. »

A pas mesurés, elle les conduisit dans une pièce claire où un homme âgé, assis derrière un grand bureau, les regardait par-dessus ses lunettes.

«  Bon après-midi, monsieur, bon après-midi, Madame. », leur dit-il d’une voix aimable.

Ils le saluèrent poliment et comme le vieil homme leur désignait les deux chaises placées bien en évidence devant son bureau, ils s’approchèrent timidement.

« Asseyez-vous, je vous en prie… Je suis déjà partiellement au courant de l’accident survenu chez Madame, mais il serait peut-être utile de me redire toutes les informations qui vous avez pu recueillir. Auparavant, je me permettrais de m’enquérir de votre nom, chère Madame, et de celui de votre époux. Il s’agit-là d’une formalité nécessaire pour me permettre de rédiger en premier lieu un rapport puis, peut-être, un acte. »

Aussi précisément et calmement que possible, Jeanne donna les renseignements demandés :

« Je m’appelle Jeanne Dourille et je suis née à Bourdeaux le 5 décembre 1812.  Je suis l’épouse d’Etienne Chastel, son nom complet est Jacques Etienne Chastel[1], il est né à Dieulefit le 4 brumaire de l’an quatorze. »

Le juge de paix ouvrit un tiroir sur sa droite. Des bruits de papiers qu’on soulève se firent entendre puis il sortit un carnet de petit format, gris à rayures vertes. Il le compulsa un instant, s’arrêta sur une page et fit glisser son index sur une colonne dans un silence complet. Tous ses gestes étaient suivis avec curiosité par les deux voisins.

« C’est le 26 octobre 1805 » l’entendirent-ils murmurer.

Le juge reprit la feuille sur laquelle il écrivait pour noter la correspondance de la date du calendrier révolutionnaire en calendrier grégorien qui était de nouveau entré en vigueur. Ensuite il s’enquit également de l’identité d’Antoine Thevenon. Cela fait, il posa son bras à côté du document et s’adressant encore une fois à la jeune femme devant lui, il lui demanda avec douceur :

« Madame, pardonnez-moi, mais il faut que vous me disiez le plus précisément possible ce qu’il s’est passé le dimanche 26 septembre. »

Prenant une grande inspiration, après un instant où elle ferma les yeux pour faire appel à tout son courage et se contraindre à donner des réponses cohérentes, Jeanne commença son récit :

« Nous nous sommes levés tôt ce jour-là, il ne pleuvait pas à ce moment-là mais, comme vous le savez, il avait déjà beaucoup plu les jours d’avant. Nous avons commencé à récolter des noix, Etienne craignait que la pluie gâte les fruits et nous voulions en ramasser le plus possible. »

« C’était vers 8 heures du matin », ajouta Antoine. « Je pouvais les voir parce que nos fermes sont proches. »

« À combien estimez-vous la distance entre les deux ? », demanda M. Morin.

« Euh, je dirais … environ 150 mètres. »

Maison Thevenon et Maison Samayme (Chastel) Section A2 Serre Gros Montchamps

Le Juge de Paix notait avec soin toutes les réponses à ses questions. C’est de cette façon que tous les événements furent consignés sur papier. Ils développèrent longuement les activités de recherche de tous les voisins. Le Juge consigna tous les noms des personnes qui avaient battu la campagne à l’affut de signes de la présence d’Etienne. La découverte du pantalon d’Etienne fut également l’objet de discussions prolongées.

 « Je manderai dans mon étude toutes les personnes qui ont participé à rechercher votre époux et j’enregistrerai leurs déclarations. Nous pourrons ensuite les inclure dans l’acte final. Mais sachez que c’est le tribunal qui devra juger si votre époux est officiellement décédé parce que son corps n’a pas été trouvé. »

Que pouvait-elle faire d’autre qu’acquiescer tristement.

« Dès que j’aurai en ma possession tous les éléments et les témoignages des recherches et que j’en aurais fait la synthèse, je préparerai l’acte. Je vous demanderai alors de revenir à mon étude, je vous en ferai lecture et vous pourrez le signer. »

L’entrevue était terminée et Jeanne n’avait plus qu’à attendre un message du Juge de Paix.

Dieulefit, octobre 1841

Durant les jours qui suivirent, Jeanne réfléchit longuement au triste avenir qui s’ouvrait à elle. Comment pouvait-elle continuer sa vie en ce lieu. Elle en parla à son frère, Etienne, qui vivait à Poët Célard, et à son beau-frère, César Roulet, qui lui vivait dans le quartier de Lebras à Comps. Ils étaient venu lui rendre visite un dimanche peu après l’accident.

Ils étaient empressés auprès d’elle pour lui témoigner leur sympathie mais ils étaient aussi très curieux et désiraient d’abord aller à la Combe pour voir le lieu de l’accident. L’eau avait à présent repris son débit familier et atteignait presque son niveau normal pour un mois d’octobre. Ils furent tout de même impressionnés lorsqu’ils virent les dégâts faits à la grange dont il ne restait que quelques morceaux de bois épars. Etienne Dourille, les poings enfoncés dans ses poches marchait à la droite de Jeanne tandis que César Roulet les mains croisées dans son dos s’était placé à sa gauche. Jeanne, entre eux, avait la tête baissée. C’est ainsi qu’ils retournèrent à la ferme en marchant lentement.

Plus tard, autour de la grande table de la cuisine où ils s’étaient assis, Etienne observa sa sœur un moment et lui dit :

« Tu ne peux pas rester ici. Tu ne pourras jamais faire seule le travail ici. »

César était d’accord avec son beau-frère et chercha, pour un premier temps, une solution pour elle.

« Peut-être qu’il y aura un toit pour vous à Comps, en tout cas en attendant et jusqu’après la naissance de votre petit. Je vais demander au cousin Louis Magnan[2] s’il peut faire quelque chose pour vous aider. »

Jeanne eut soudain l’impression qu’ils s’étaient déjà concertés et avaient concocté ensemble cette issue. Alors elle commença à protester.

« Mais que fait-on avec belle-maman ? Elle ne peut pas, elle non plus, rester ici toute seule. Elle doit s’en aller avec moi. Et Rosine[3] notre petite bergère ? »

Elle jeta un coup d’œil rapide à sa belle-mère qui somnolait dans son fauteuil au coin du feu. César répondit aussitôt, ce qui la raffermit dans l’impression qu’elle avait eu de leur connivence :

« Votre belle-mère reste avec vous bien sûr et, en ce qui concerne Rosine, elle peut retourner chez ses parents. Je les informerai, ne vous tracassez pas de ça !

Jeanne hocha la tête et sembla s’approprier l’idée qu’en effet, cette solution provisoire était judicieuse. Mais un début de remords la faisait hésiter à l’accepter immédiatement. Elle avait peur de s’en vouloir d’abandonner leur travail ici. Elle pensa qu’il faudrait aussi vendre le troupeau ou trouver une autre solution. Et puis en plus, dans la ferme tous les coins, toutes les choses, tout lui rappelait Etienne. Elle avait la sensation qu’il venait juste de partir pour un travail dans les champs et qu’il allait rentrer à tout moment. Bien sûr, elle savait que ce n’était pas possible, mais savoir quelque chose avec sa tête est bien autre chose que le ressentir au fond de soi.

Ce soir-là, après leur départ, elle s’assit avec sa belle-mère à table. La vieille dame lui dit en lui tenant les mains serrées entre les siennes :

« Tu dois accepter l’offre de ton frère et de César. Ils ont raison, nous ne pouvons pas rester ici. »

Jeanne comprit qu’elle n’avait rien perdu de la conversation de l’après-midi alors qu’elle donnait l’image d’une personne endormie sur son fauteuil dans la tiédeur d’une flambée. Alors, elle acquiesça et murmura :

« Oui, c’est peut-être mieux ainsi ! »

Peu de temps s’étaient écoulé lorsqu’un jour, des coups à la porte de la ferme retentirent. Jeanne était en train de nettoyer quelques légumes. Elle leva la tête et le couteau dans la main elle cria :

« Entrez, c’est ouvert ! »

La porte s’ouvrit et pendant qu’elle se levait de sa chaise et s’essuyait les mains à son tablier elle fixait le couloir où allait apparaitre quelqu’un. Sur son qui-vive, elle distingua dans la pénombre un homme qu’elle ne connaissait pas. Elle se raidit et attendit qu’il dise ce qu’il venait faire chez elle.

« Madame Chastel ? » demanda-t-il.

« Oui, c’est moi ! »

« C’est Monsieur Combe, vous savez, l’adjoint de Dieulefit, qui m’envoie pour vous dire qu’un corps a été trouvé à Montboucher.  Selon lui, ce pourrait bien être votre mari. Il vous fait dire aussi qu’il a déjà transmis cette information au Juge de Paix, M. Morin. La semaine prochaine, quand il aura terminé le document, il vous le fera savoir. Comme ça vous pourrez le signer et après il l’enverra au tribunal. »

L’homme, une fois son message annoncé, ne semblait pourtant pas se préparer à partir. Il considérait Jeanne et on voyait qu’au contraire, il attendait quelque chose d’elle. Ne comprenant pas très bien ce qu’il voulait encore, elle dit à tout hasard :

« Voulez-vous remercier de ma part Monsieur Combe pour ce message. Je vous prie »

Elle espérait qu’il allait se décider à lui dire ce qu’il attendait ou tout du moins qu’il parte puisqu’il avait fait son travail en venant chez elle.

L’homme brusquement se mit à parler et elle comprit que s’il avait été silencieux un moment c’est parce qu’il essayait de formuler la demande qu’il devait encore faire.

« Monsieur Combe voudrait savoir si par hasard votre époux avait certaines choses qui pourraient permettre qu’on le reconnaisse. »

Jeanne, un peu surprise, resta quelque temps interdite par la nature de cette requête. Puis elle se rendit compte qu’en effet une personne avait été trouvée mais était-ce vraiment son Etienne à elle. Elle se mit à réfléchir très vite. Puis poussa un soupir de découragement devant la difficulté de la tâche qu’on lui demandait. Comment d’écrire un visage, des yeux, un nez ?

 « Il avait 35 ans », trouva-t-elle à dire.

Alors s’entendant parler d’Etienne au passé, de nouveau elle laissa s’échapper un soupir, d’amertume cette fois-ci.

« Il avait les yeux bruns, de belles dents et oui, bien sûr, ce qu’on voyait en premier c’est qu’il portait une barbe. »

« Bon d’accord, mais est-ce qu’il avait quelque chose de spécial ; je sais pas moi, euh …. quelque chose de plus précis, quelque chose qui aiderai à le reconnaître ? »

Jeanne ressentit un choc mais elle dut bien convenir que ce qu’elle décrivait pouvait être, en effet, le portrait d’une centaine de personnes à Dieulefit. Une barbe, de belles dents, des yeux bruns. Elle regarda le messager de monsieur Combe et tressaillit. Lui aussi portait une barbe, il avait les yeux bruns et quand il parlait, elle apercevait des dents bien plantées et régulières.  Bon, il allait falloir qu’elle creuse un peu plus ses souvenirs pour donner plus de consistance à la description qu’elle devait faire. Elle détourna son regard du jeune homme et se concentra du mieux qu’elle put. Un grand silence se fit. Les secondes qui s’égrainaient à l’horloge marquèrent ce moment de forte réflexion. Elle le voyait dans sa tête tel qu’elle l’avait aimé avec son grand rire, ses bras qui la soutenaient, ses paroles caressantes, ses mains qui lui touchaient tendrement le visage. Ses souvenirs la faisaient rosir quand brusquement elle revit son Etienne étendu sur le lit tandis qu’elle lui demandait, intriguée, ce qu’il avait sur les jambes. Elle sut immédiatement que c’était ça qu’il fallait qu’elle dévoile. D’une voix ferme, les yeux fixés dans ceux du messager qui attendait sans impatience et avec respect, elle dit :

« Il y a quelques années, il s’est blessé assez gravement en coupant du bois. Il en a encore de grandes cicatrices sur les deux jambes. »

L’homme acquiesça. Il hésita un instant puis il posa sa main sur l’épaule de Jeanne d’une manière apaisante et un sourire dans les yeux lui dit doucement :

« Merci, c’est exactement ce que Monsieur Combe voulait savoir. »

Ensuite, rapidement, il la salua et disparut aussi vite qu’il était arrivé. Jeanne referma pensivement la porte dans son dos puis reprenant sa place à la table, elle saisit son couteau et continua à nettoyer ses légumes sans y prendre garde. Cet homme à Montboucher, c’était qui ? Est-ce que c’était Etienne ? Où alors un étranger ? Quelqu’un qui n’avait rien à voir avec son Etienne à elle ? Elle aurait voulu que ce soit lui pour faire cesser cette attente si dure à vivre, pour être sûre. En même temps elle redoutait que ce soit lui, elle rejetait  loin d’elle cette absurdité, elle refusait cette possibilité comme le faisait sa belle-mère. Et d’ailleurs … comment était-ce possible qu’Etienne ait pu arriver jusque là-bas ?  Montboucher, c’est très loin. Elle imagina avec effroi le calvaire qu’il avait dû supporter avant de …  . Ça ne pouvait pas être lui, non, non, non ! Elle envisagea d’y aller sur le champ pour voir l’homme qui avait été trouvé. Mais c’était si loin … en tout cas trop loin pour elle dans son état, sa grossesse la fatiguant beaucoup ces derniers temps. Que pouvait-elle faire ? Pouvait-elle-même faire quelque chose ? Elle ne parvenait pas à se faire une idée de la suite qu’allait prendre les événements. Pourtant elle était sûre que sa vie allait être bouleversée. Pour l’instant, elle le sentait bien, elle devait attendre, elle ne pouvait qu’attendre.

Ce ne fut pas long, quelques jours plus tard, elle reçut un message de Monsieur Morin, le Juge de Paix. Il lui faisait savoir qu’il l’attendrait dans son étude le mardi 19 octobre. Le même jour, à l’occasion d’une visite d’une voisine inquiète de sa santé, elle entendit dire que plusieurs de ses voisins avaient reçu la même invitation. Certains d’entre eux se concertèrent et d’un commun accord, ils décidèrent de partir pour la ville ensemble. Si la raison de leur  petit voyage n’avait pas été aussi triste, cela aurait pu se transformer en une belle sortie d’agrément en bonne compagnie.

Le jour dit, Antoine Thevenon qui avait harnaché son cheval, arriva à la ferme des Chastel avec sa charrette pour passer prendre Jeanne. Antoine fit un petit détour afin de récupérer trois autres voisins qui avaient demandé de profiter de ce moyen de locomotion bien pratique pour eux. Devant la porte du bureau du Juge de Paix plusieurs connaissances de leur voisinage attendaient en discutant par petits groupes.

L’un après l’autre, ils entrèrent à l’intérieur de la maison dès qu’on leur ouvrit. Ils suivirent la domestique qui les conduit à la grande salle d’étude du Juge. Maître Morin était là pour les accueillir et leur présenter M. Daniel Reboul, son greffier. Les présentations prirent quelques temps puis quand tout le monde fut identifié, chacun chercha une place pour s’asseoir commodément. Le Juge de Paix rajusta ses lunettes, joint ses mains comme pour faire une prière puis commença à parler.

 « Madame,  Messieurs, nous sommes ici pour lire et signer un acte de notoriété concernant la personne d’Etienne Chastel. Monsieur Reboul lira cet acte dans un moment et je vous expliquerai certains passages si besoin est. La finalité de cet acte est de réunir les éléments nécessaires à la décision que le tribunal doit prendre. A savoir qu’Etienne Chastel est réellement décédé et que le corps retrouvé à Montboucher est indubitablement le sien. Ce préalable est essentiel afin que toutes les formalités conséquentes à son décès puissent être réalisées. »

Le juge parcourut du regard son auditoire et s’arrêta sur Jeanne qui faisait de grands efforts pour suivre le laïus de Maître Morin. Il lui sourit gentiment car il concevait parfaitement que son petit discours était assez éloigné d’une causerie ordinaire. S’adressant à elle en particulier, il développa quelques exemples pour lui faire comprendre l’utilité future de la décision du tribunal.

« Nous voulons que le tribunal déclare qu’Etienne Chastel est décédé, afin que vous puissiez, par exemple, annuler le loyer que vous payez pour votre ferme et ainsi pouvoir déménager. Cet acte apportera aussi une justification à son absence lors de la déclaration légale à faire au moment de la naissance de votre enfant. »

Puis, il se tourna vers son greffier et lui demanda :

« Monsieur Reboul auriez-vous l’obligeance de nous lire la première partie de l’acte[4], je vous prie ? »

Le greffier se raclait la gorge, l’index plié devant ses lèvres fermées :

« L’an 1841 et le 19 du mois d’octobre, par devant nous Pierre Casimir Morin, Juge de Paix du canton de Dieulefit,(….)  a comparu Jeanne Dourille, épouse d’Etienne Chastel, ménagère, domiciliée ã Dieulefit quartier de Combe Leusse, laquelle nous a exposé que son mari à la suite de l’inondation (…) le 26 septembre dernier, craignant que son bâtiment ne fut emporté par les eaux, sortit de son domicile vers les 10h 00 du matin et disparu entrainé par le courant, que tout porte à croire que c’est son corps qui a été trouvé dans la commune de Montboucher, (…), que les plaies anciennes qu’il avait aux jambes provenaient de coups de hache, qu’il s’était donné dans le temps ; que n’ayant pu se transporter en la commune de Montboucher pour y reconnaître le corps de son mari et le faire inscrire sur les registres de l’état civil à cause de son état de maladie, elle désire faire constater son décès par un acte de notoriété. »

Le juge fit un signe de la main et le greffier s’arrêta de lire.

« Comme vous venez de l’entendre, dans cette partie du document, nous déclarons que le corps qui a été trouvé à Montboucher est bien celui d’Etienne Chastel. Dans la partie qui suit cette hypothèse sera étayée par les déclarations des témoins. Ce sont toutes les personnes qui furent interrogées sous serment par mes soins. »

« Monsieur le greffier, si vous le voulez bien, continuez je vous prie. »

« Elle nous a en conséquence présenté les sept témoins (… ) qui ont prêté serment en nos mains de nous déclarer ce qu’ils savent sur la disparition de leur voisin Etienne Chastel

1e. Antoine Thevenon, âgé de 45 ans, cultivateur, domicilié à Dieulefit, quartier de Combe Leusse, lequel nous a déclaré que sa maison n’est qu’à 150 mètres de distance de celle de Chastel, qu’il vit celui -ci le dimanche 26 septembre dernier à 8h 00 du matin, ramasser des noix avec sa femme, que dès que la pluie arriva, ils rentrèrent tous dans leur domicile, qu’il n’a pas vu lorsque Chastel a été entrainé par le courant, mais que sa disparition, ne l’a point étonné, puisqu’ils se sont tous crus perdus dans le quartier. »

« Monsieur Thevenon, ce qui vient d’être lu à l’instant, est-ce correct et est-ce qu’il s’agit bien de ce que vous m’avez déclaré lors de notre entrevue en ce lieu ?

Antoine Thevenon se leva, il serrait sa casquette entre ses mains comme s’il voulait l’étrangler. Très fort, il donna sa réponse bien audible par tous :

« Certainement, Monsieur le Juge. »

Il reprit son siège et couvrit son genou de la casquette qui avait survécu. De cette façon, toutes les déclarations que les témoins avaient faites furent lues une à une. Celle de Baptiste Baudouin, puis celles de Paul Ponçon et de Simon Estran. Tous déclaraient qu’ils avaient cherché Etienne partout le long de la berge mais qu’ils n’avaient rien trouvé.

Les déclarations d’André Tardieu et de François Got prirent un peu plus de temps, parce qu’ « ils trouvèrent les pantalons du malheureux noyé dans le lit du ruisseau de Rivales, près de la maison de la veuve Moritz. »

Le dernier témoin dont la déclaration fut lue fut la déclaration d’Etienne Chaste. Il avait rendu visite à Jeanne et à sa belle mère après la disparition d’Etienne. En voyant les dégâts subis par l’inondation il avait compati avec elles.

Puis arriva le moment où le greffier concluait sa lecture avec les mots suivants :

« Desquelles déclarations il résulte qu’Etienne Chastel a effectivement péri lors de l’inondation du 26 septembre dernier à 10h 00 du matin, (…) et que tout porte à croire que c’est bien son corps qui a été trouvé dans la commune de Montboucher.

(…)

signé avec le sieur Simon Estran et le greffier, non la comparante et les autres témoins pour ne savoir le faire comme ils l’ont déclaré de ce requis, (…) ;

Estran, Casimir Morin, juge de Paix, Reboul greffier. »

Quand la lecture fut terminée et que le document fut signé par ceux en mesure de le faire Monsieur Morin reprit la parole et dit :

« J’enverrai cet acte au tribunal de première instance de Montélimar. Il appartient à présent aux juges de décider si le décès d’Etienne Chastel est reconnu et si son décès sera inscrit dans l’Etat Civil. »

Encrier Juge de Paix

A son retour à la ferme, Jeanne raconta tout ce qu’il s’était passé dans l’après-midi à sa belle-mère. Elle essaya de tout expliquer. Elle fit de son mieux mais elle voyait bien que le chagrin brouillait l’esprit de cette mère qui venait officiellement de perdre son fils une seconde fois. Par contre, Jeanne sentit très bien que la vieille femme avait compris qu’il allait falloir apprendre à vivre avec cette perte. Elles se tenaient les mains, toutes deux la tête baissée et Jeanne savait qu’elles se sentaient aussi vides et malheureuses l’une que l’autre.

Dénouement :

Pendant la séance du 2 novembre 1841, le Tribunal ordonne que le décès dudit Etienne Chastel sera constaté sur les registres des actes de l’état civil de la commune de Dieulefit et que mention du présent Jugement sera faite partout où besoin sera.

Jeanne Dourille déménagera en compagnie de sa belle-mère, Magdelaine Marre, à Comps, où le 2 février 1842, son fils, Etienne[5], naitra dans la maison de Louis Magnan.

La belle-mère de Jeanne Dourille, Magdelaine Marre[6], décèdera le 20 septembre 1842 dans la maison de Louis Magnan, quartier Lebras qu’elle n’avait plus quitté jusqu’à sa mort.

Nous retrouverons Jeanne Dourille à Bourdeaux quartier Rastel où elle s’installe entre 1842 et 1846. Elle y habite alors avec son fils, qui se mariera[7]  le 12 mars 1870 avec Sophie Marie Arnaud de Gumiane.

Jeanne Dourille décèdera [8] le 11 mars 1887, toujours quartier du Rastel.

Les personnages

(Famille de Jacques Etienne Chastel)

Jacques Etienne Chastel, cultivateur (1805-1841) habite Combe Leusse

Jeanne Dourille, femme de Jacques Etienne Chastel (1812-1887)

Magdelaine Marre, mère de Jacques Etienne Chastel (1775-1842)

Rosine Jossau[9], bergère de Jacques Etienne Chastel (1830-1854)

                        _____________

(Famille de Jeanne Dourille)

Etienne Dourille, frère de Jeanne Dourille (1794-1873), habite à Poët Célard aux Gardons

César Roulet, beau-frère de Jeanne Dourille (1802-1871), habite à Comps, quartier Lebras

(Jean) Louis Magnan, arrière cousin de Jeanne Dourille (1799- ), habite à Comps, quartier Lebras

(Voisins)

Antoine Thevenon, (1794-1844), habite à Combe Leusse

Baptiste Baudouin, (1799-1852), habite à Combe Leusse

Paul Ponçon, (1775- 1847), habite Domaine de M. de Magnan??

André Tardieu, (1814-1891), habite à Combe Marthe (Montchamp)

Simon Estran, (1786-1849), habite à Montchamp

François Got, (1781-1859), habite Domaine Chalavar

Etienne Chaste, (1793-1865), habite à Combe Marthe

(Justice de Paix)

Pierre Casimir Morin, (1786-1846) Juge de Paix, habite à Dieulefit, Rue du Bourg

Daniel Antoine Rodolphe Reboul, (1808- ) greffier de Justice de Paix, habite à Dieulefit

(Etat Civil)

Jacques Claude François Combe (1774-), adjoint à la Mairie de Dieulefit

Etienne Bonnardel, (1791-1850), Maire de Montboucher


[1] Etat Civil de Dieulefit (An X-1807) page 327

[2] Etat Civil de Comps Mariages (An X-1889) page 112

[3] Etat Civil de Saou (1823-1832) page 316

[4] Etat Civil de Dieulefit (1838-1842) page 405

[5] Etat Civil de Comps Naissances (An X-1889) page 186

[6] Etat Civil de Comps Décès (An X-1889) page 209

[7] Etat Civil de Gumiane (1853-1902) page 137

[8] Etat Civil de Bourdeaux (1875-1896) page 313

[9] Etat Civil de Saou (1823-1832) page 316