Déclaration d’une bergère.

En feuilletant les archives notariales, on trouve toutes sortes d’actes. Des ventes, des testaments, des quittances et cetera. La déclaration qui suit est une pièce hors du commun. En tout cas, nous, nous n’avons jamais vu quelque chose dans ce genre.

Avant de lire cette déclaration, il est important que vous sachiez que tout ce qui est entre parenthèses est ajouté par nous-mêmes pour que le texte soit plus clair ; par exemple, une virgule (,) ou un point (.) ou encore (une explication). Quand il y a un mot entre parenthèse et en italique cela signifie que nous n’avons pas pu identifier la signification du mot. Après la déclaration se trouvent quelques remarques.

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L’an mil six cent quatre vingt onze et le seize jour du mois de feb.(urier) Environ le huit heures du matin a comparu par devant moy notaire et Chatelain du lieu de Vesc Judy Geneves fille de Daniel native du lieu despenel agée de vingt six ans (,) comme elle nous a déclaré,

Laquelle nous a Remonstree[1] (,) quelle a demeuré pour servante bergerre aud. Lieu de Vesc quelque temps au service de André Laye demeurant au mas D’audrane et se trouvant ansainte par la connaissance charnelle quelle a eu du nommé Joseph ne se souvenant de son surnom qui demeurait pour berger chez le sieur Roustan Plan du lieu de Bourdeaux et lad. Comparente pour bergerre au service de Pierre Brunet Rentier de la grange de fond d’Auvergne(,) apartenant au seigneur du Poet. Ils melait leurs troupeaux de compagnie avec celluy que led, Joseph Gardait dud Plan et dans ce temps la elle fut conue charnellement par plusieurs et diverses fois par led. Joseph des œuvres duquel elle se trouve ansainte et avancée depuis environ six à sept mois (.) a raison  dequoy  estant aud.  Vesc elle parut dans nostre maison d’abitation a dessain de nous faire sa declaration acelle fin dalever[2] tout fauson[3] que le public aurait peu accqui de me cacher sad grossesse pour ne me faiver[4] a son fruit(,) dequoy  elle n’a  jamais eu la pensée et a cause de nostre absence pour lors dud Vesc(,) elle fut contrainte de se retirer sans me faire ladite declaration et se retirer de Grange en Grange cherchant son pain et passant dans le  teroir de Bezaudun mendiant icelluy[5] (.)  elle a apris que nous  restourner en cedit lieu(,)  ou il n’y a aucun officier de Chatelennie qu’il  y  habite pour faire pardevant luy lad declaration.  elle a cru ladevoir faire pardevant nous comme revesti  de lad qualitté de Chastelain et notaire pour semeytre a couvert de tout fauson et obeir aux ordres de la justice (,) me requerant pour son effait de recevoir icelle et luy en octroyer acte pour luy servir en temps et lieu a ce que de raison. Et a déclaré ne savoir signer.

Noyer notaire et chatelain (avouer ?) fait prester sermant a lad Judy Geneves comparante la main adieu à la manière acoutumée et icelle gartée[6] ice est veritable d’avoir este cognue charnellement dud Joseph  o  et de nul autre estee ansainte de ses œuvres et

sy[7] led Joseph luy a promis de la prindre en mariage

sy elle prestant[8] de luy donner (attribuer la paternité de) l’enfant dont elle est ansainte

sy[9] personne ne la seduite ou sollicté  (af[10])  lad déclaration

Charger[11] (on a fait savoir audit) led Joseph de ladit connaissance grosseur et panse[12] d’enfant (,) elle nous a répondu moyennant son sermant (au moyen d’un serment) navoir esté solicité d’aucune personne a faire sad. declaration que la decharge de sa consience et se mestre en état delever[13] tout fauson contre elle( ,) que personne ne la cognue que led. Joseph par plusieurs et diverses fois dans le temps qu’il  gardait avec luy (elle) et après des œuvres duquel elle est ensainte (,) ne luy ayant promis aucune chose pour le mariage et quelle prestant[14] sy[15] elle peut de lobliger aprendre (reconnaître) led enfant et pourvoir aux frais delacouche. Ensuite de quoy Noyer Chatelain et notaire avons octroyé[16] acte a lad Geneves (…). 

Comparant pour luy (à elle) servir aceque de raison et enjoint[17] a Julli Geneves de se conserner[18] avec son fruit acelle fin que mais[19] ne luy arrive (apeine) de la vie(.) ce quelle a promis faire.

fait et recite[20] aud Bezaudun maison et grange des Daniel Estrang apelée le (Coir) ou je me suis casuellement trouve aux presances des David St Mayme et Jean Jossaud dud Bézaudun  par moy (priné) pour tesmoings en lad declaration signes avec nous notaire et Chatelain  non lad. Geneves comme elle a declaré cy dessus dece enquis

(Signé par)

St Mayme

J. Jossaud

Et Noyer, no(taire) et Chastelain

o Plusieurs autres fois (trois mots oublié dans le texte et ajouté à la fin)

Remarques

Les citations qui suivent sont en italique !

La déclaration a été faite en deux temps. La première fois chez maître Noyer à Vesc : « elle parut dans nostre maison d’abitation  »\ et la deuxième fois « aud Bezaudun maison et grange des Daniel Estrang ».

L’heure indiquée pour le  premier témoignage est étonnante : Environ le huit heures du matin. Cela nous semble un peu tôt. L’urgence en est sans doute la cause.

Après cela se trouvent les renseignements personnels :

Nom : Judy Geneves fille de Daniel

Age : vingt six ans

Profession : servante bergerre

Lieu de travail :  aud. Lieu de Vesc

Employeur : André Laye demeurant au mas D’audrane et Pierre Brunet Rentier de la grange de fond d’Auvergne

Et les renseignements concernant l’autre partie :

Nom : Joseph (patronyme inconnu)

Profession : berger

Employeur : Roustan Plan du lieu de Bourdeaux

Mais pendant que le notaire note les noms et les adresses la déclarante exprime déjà son problème. Judith Geneves, est ansainte par la connaissance charnelle quelle a eu du nommé Joseph. Ils ont gardé leurs troupeaux ensemble et voilà ce qui est arrivé. Maintenant elle se trouve le 16 février 1691, à huit heures du matin, alors que le jour se lève à peine, dans la maison d’habitation de Maître Etienne Noyer à Vesc, ansainte et avancée depuis environ six à sept mois. Elle cherche de l’aide pour elle et pour l’enfant qu’elle porte. Elle a essayé de contacter le notaire et châtelain avant mais il n’était pas à Vesc. Parce que des gens commençait à parler d’elle, elle se voit contrainte de se retirer sans (..) faire ladite declaration et se retirer de Grange en Grange cherchant son pain et passant dans le  teroir de Bezaudun mendiant (…) Quand elle est à Bézaudun elle apprend que le notaire/ châtelain est de nouveau chez lui.

Elle veut que les rumeurs s’arrêtent mais aussi obeir aux ordres de la justice. Elle veut un acte qui lui servira dans le futur.

Après cette phrase commence la deuxième partie qui a dû être écrite à un moment entre le 16 février et le 25 février 1691 si l’on se base sur la thèse que les actes sont dans l’ordre chronologique. Tout l’indique.

Elle prête serment et maintient ce qu’elle a dit « este cognue charnellement dud Joseph  o et de nul autre estee ansainte de ses œuvres ».

Puis suit un passage assez compliqué parce que le notaire utilise le mot « sy » qui peut avoir plusieurs significations, vous avez pu le lire. Nous avons choisi cette interprétation, parce qu’elle nous semble la plus plausible :

sy[21] led Joseph luy a promis  de la prindre en mariage

Dans le cas où Joseph promet de la prendre en mariage

sy elle prestant de luy donner l’enfant dont elle est ansainte

Dans ce cas, alors, elle accepte de lui attribuer la paternité (…)

sy[22] personne ne la seduite ou sollicté  (af)  lad déclaration

elle dit aussi que personne ne lui a demandé de faire cette déclaration.

Le passage suivant commence avec un infinitif alors qu’on attendrait un participe passé : Charger[23] led Joseph de ladit connaissance grosseur et panse d’enfant. Le notaire, Maître Noyer, utilise à nouveau un infinitif dans la formulation de sa fonction :  Noyer notaire et chatelain avouer. Nous n’en comprenons pas la raison. Mais les infinitifs et les participes passés sont prononcés ici de la même façon.

Joseph sait donc que Judith est enceinte et elle réagit par son serment et répète ce qu’elle a déjà dit dans la maison du notaire et ajoute qu’il n’a pas promis de l’épouser et elle ajoute qu’elle est d’accord aussi  « de lobliger aprendre led enfant et pourvoir aux frais delacouche ».

Ensuite Etienne Noyer Châtelain et notaire dit à Judith Geneves qu’elle peut se servir de ce document comme elle l’entend  mais il lui recommande avec force de s’occuper de son enfant ce qu’elle promet de faire.

Puis le notaire lit l’acte et c’est alors que l’on apprend que nous sommes par hasard en visite dans la maison de  Daniel Estrang à Bézaudun ensemble avec David St Mayme et Jean Jossaud dud Bézaudun  qui sont les témoins et signent avec le notaire.

Il est étonnant que David Estrang lui-même ne signe pas s’il est présent. C’est un personnage d’une certaine importance.

Judith Geneves travaillait à Vesc quand elle est tombée enceinte chez André Laye demeurant au mas D’audrane ou alors chez Pierre Brunet Rentier de la grange de fond d’Auvergne. Elle fuit les médisances (fausons) et se trouve après quelques temps mendiante à Bézaudun.

Dans la déclaration il y a une phrase qui nous intrigue : sy[24] personne ne la seduite ou sollicté  (af[25])  lad déclaration. Judith Geneves est une jeune femme modeste. Elle ne sait ni lire ni écrire. Comment a-t-elle su qu’il était possible de faire une déclaration qui pouvait l’aider à résoudre un peu ses problèmes ? Est- ce qu’elle en a eu l’idée elle-même ? Et qui a payé l’intervention du notaire ? Une bergère, en général, n’est pas riche. Est- ce qu’Etienne Noyer a travaillé gratuitement ou est-ce une autre personne qui a voulu aider cette femme en détresse. On ne le saura jamais. Ni d’ailleurs ce qu’il est advenu d’elle et de son enfant. L’explication en est peut-être l’absence des registres paroissiaux de cette période à Bézaudun. De Joseph, on en sait encore moins parce que même son patronyme reste inconnu.

Personnages

Judith Geneves est née probablement en 1665 à Espenel. Son père s’appelle Daniel et sa mère est probablement Claire Cheyron. Si c’est le cas, elle avait un frère avec le prénom Sebastien et la famille est protestante (RPR), comme on peut lire dans l’acte de naissance de Sébastien. Nous n’avons pas trouvé l’acte de naissance de Judith, ni un acte de décès ou de mariage. Elle a un emploi à Vesc et si elle est vraiment la fille de ce Daniel Geneves, protestant, on peut peut-être y trouver l’explication pourquoi elle se retire à Bézaudun. Vesc est un village catholique. Elle serait protestante comme son père et chercherait de l’aide chez ses coreligionnaires à Bézaudun, un village protestant.

De Joseph on sait seulement qu’il travaillait comme berger chez Roustan Plan un fermier protestant à Bourdeaux.

Etienne Noyer, châtelain et notaire à Vesc est marié avec Judith Chastain. Fille d’Elie Chastain et Lucresse Dubrotier. Au moins trois des frères et sœurs (Pierre, Isabeau et Jacques) de cette Judith se sont réfugiés, déjà avant 1691, d’abord à Schwabendorf Rauschenberg et Marburg-Biedenkopf dans la région de Hessen, en Allemagne et pour finir, leurs descendants ont émigré aux Etats Unis. Etienne Noyer a donc une belle famille protestante. Quand il décède le 29 juillet 1715[26] à Vesc, le curé Aubert note qu’il  « est chrétiennement ensevely ».dans le cimetière de Vesc. Judith Chastain décèdera[27] quelques années plus tard le 06-11-1718, mais curé Aubert lui a « refusé la sepulture ecliastique »  

Pierre Brunet, rentier de la grange de fond d’Auvergne, peut-on lire dans l’acte. Nous ne sommes pas sûrs de l’identité de ce personnage. Peut-être est-il l’époux de Marie Tavan qu’on trouve  en 1694 à Truinas.

Daniel Estrang appelée le (Coir) Probablement, il s’agit ici de Daniel Estrang de la Serre (1661-1733), Capitaine de grenadiers, Chevalier de l’Ordre Militaire de Saint-Louis et Capitaine des grenadiers au régiment d’infanterie de Soissonnais.

David St Mayme. Probablement, il est le futur époux de Jeanne Rodet. Dans ce cas aussi l’absence de registres paroissiaux de cette époque à Bézaudun manque cruellement.

L’identité de Jean Jossaud reste pour nous une énigme.

Roustan Plan du lieu de Bourdeaux est probablement le fils de Jean Plan et Suzanne Plan qui signe son contrat de mariage avec Isabeau Dubour ? le 25-10-1691 dans l’étude de Maître Joël Peyrot à Bézaudun.


[1] Exposée, faire connaître (Godefroy Dictionaire)

[2] D’enlever, (Dictionnaire du Moyen Français 1330-1500)

[3] Faussoner = tromper, (Godefroy Dictionnaire) fauson = tromperie/ ou médisance

[4] Ottroyer, aidier, (Godefroy Dictionnaire)

[5] Icelluy pronom remplaçant : son pain

[6] Gardée / maintenue (Dictionnaire du Moyen Français 1330-1500)

[7] Ainsi, de cette façon, dans le cas où

[8]   Accorder, accepter (Dictionnaire du Moyen Français 1330-1500)

[9]  Aussi  (Dictionnaire du Moyen Français 1330-1500)

[10]  à faire ?

[11] Transmettre, faire savoir à qqn que (Dictionnaire du Moyen Français 1330-1500)

[12] Ventre  (Dictionnaire du Moyen Français 1330-1500)

[13] D’enlever  (Dictionnaire du Moyen Français 1330-1500)

[14] Accorder (Dictionnaire du Moyen Français 1330-1500)

[15] Ainsi

[16] Accorder, donner (Dictionnaire du Moyen Français 1330-1500)

[17] Ordonner, commander (Dictionnaire du Moyen Français 1330-1500)

[18] Etre relatif à qqc. (Dictionnaire du Moyen Français 1330-1500)

[19] Mauvais  (Dictionnaire du Moyen Français 1330-1500)

[20] Enoncer à haute voix (Dictionnaire du Moyen Français 1330-1500)

[21]  Ainsi, de cette façon, dans le cas où

[22]  Aussi  (Dictionnaire du Moyen Français 1330-1500)

[23]  Transmettre, faire savoir à qqn que (Dictionnaire du Moyen Français 1330-1500)

[24]  Aussi (Dictionnaire du Moyen Français 1330-1500)

[25]  à faire ?

[26] RP Vesc (1710-1732) page 45

[27] RP Vesc (1676-1730) page 37