Joséphine et le facteur fallacieux (épisode 3)

Marsanne, Alexandre Debelle, 1836

Joséphine, la fille (4) 

Printemps 1839

Après cette première rencontre, les choses ont changé et pourtant le fond restait le même. Je me suis installée à Poët Célard où j’avais trouvé du travail dans une ferme. Quand mon travail me le permettait j’allais la voir et nous parlions pendant des heures. Elle me parlait de sa famille qui devenait peu à peu la mienne. J’ai rencontré un petit garçon, Paulin[1], que j’ai commencé à considérer comme mon petit frère puisqu’il l’était pour une moitié. A l’époque il avait sept ans. Il a commencé à aller à l’école. Maître Blanc lui apprenait à lire, écrire et compter. 

J’ai fait connaissance avec les cousins de ma mère Jean Pierre et Jean Louis. Jean Pierre vit à Truinas et il est marié[2] avec Louise Bonnet. Jean Louis, lui, habite dans le village. Il est déjà deux fois veuf et a une petite fillette qui porte le nom de Jeanne[3] .

Un après-midi, tout à coup ma mère a demandé : « Est-ce que tu as un amoureux ? »

J’ai rougi jusqu’aux yeux. Je n’en avais pas mais c’était difficile de parler de ces choses. Je suis restée silencieuse mais elle a insisté pour avoir une réponse.

« Non, je n’ai pas d’amoureux. Je n’ai pas eu beaucoup de temps à moi pour y penser. »

« Mais tu ne voudrais pas te marier ? » a-t-elle demandé.  « Tu as dix-neuf ans, il y a beaucoup de filles qui se marient à ton âge, tu sais. Tu devrais y penser aussi. »

Je me suis mise à réfléchir à ce qu’elle me disait. J’avais un travail, mon maître me traitait comme il faut, je n’avais pas à me plaindre mais je gagnais peu. J’avais des avantages, j’étais nourrie et je recevais une paire de chaussure par an par exemple et de loin en loin il me donnait quelques sous. Mon travail m’occupait bien, comme j’avais été occupée toute ma vie, toujours au service d’autres. Mais mettre des sous de côté, pour un jour, avoir ma maison à moi, je voyais bien que ce n’était guère possible. Etre maître de soi-même, ne rien devoir à personne, c’était un avenir de rêve qui n’était pas fait pour moi, c’était trop beau. Et puis pour se marier il faut de l’argent, pas quelques sous à peine suffisant pour s’offrir quelques colifichets quand on va à la ville. Et ce n’est pas tout. Pour se marier il fallait aussi un homme. C’était trop d’empêchements et je n’osais pas en parler à ma mère, ah ! comme j’avais encore des difficultés à lui donner ce nom de mère.

Elle, par contre semble-t-il, elle avait tout prévu et ne voyait rien de gênant ni d’impossible sur le chemin de mon futur mariage.

 « Tu sais bien que j’ai quelques lopins de terre et mon petit commerce. Je vends des herbes, des légumes, des œufs et de temps en temps un poulet. Je ne suis pas riche comme ton patron mais je gagne suffisamment pour pouvoir mettre un peu d’argent de côté. Cet argent, je t’en donnerai une partie quand tu te marieras. »

La joie qu’elle montrait en me disant cela me faisait sourire mais je n’y croyais pas trop à ce mariage. Qui aurait cette drôle d’idée d’épouser une enfant des hospices, une fille qui avait fait la honte de sa mère, une fille bâtarde, la fille d’une fille-mère.

Ce jour-là, nous n’avons rien dit de plus à ce sujet.

Magdelaine Faucon, la mère (3)

Printemps 1839

On a parlé bien longtemps cet après-midi. On rattrape comme on peut tout le temps qu’on a perdu loin l’une de l’autre. Paulin aime bien sa grande sœur. Il parle souvent d’elle.

« Elle vient quand Fine ? »

« Petit bonhomme son nom, c’est Joséphine, tu sais bien. Elle viendra peut-être demain si son maître lui donne la permission. »

Ecoliers

Je vois qu’il est content et ça me fait plaisir parce que moi aussi je suis tellement heureuse qu’elle ne me reproche pas trop ce que je lui ai fait. Au début, j’ai eu du mal pour bien expliquer mon abandon, à cause de mon père, des gens, de la pauvreté, de ma honte. C’était dur de revenir sur ces moments de chagrin et de lui en parler. J’ai versé bien des larmes en les revivant.

Maintenant quand elle arrive au village, je vois bien les gens la suivre des yeux sans lui adresser la parole. Ils la jugent des pieds à la tête, un mauvais sourire au coin de la bouche. Je ne sais pas si elle s’en rend compte. Et puis il y a mes voisines qui comme par hasard ont justement besoin de quelque chose quand Joséphine est là. Je fais semblant de rien parce que c’est bon pour mon petit commerce, il faut bien le dire. Par contre ce qui me plaît moins et même pas du tout c’est que les gars du village la lorgnent sans vergogne. Je dois vraiment la mettre à l’abri ma Joséphine en lui trouvant un mari comme il faut qui s’occupera bien d’elle. Je ne voudrais pas qu’il lui arrive la même chose qu’à moi, parce que c’est que du malheur.

Je lui en ai touché un mot cet après-midi mais je crois qu’elle ne veut pas se marier. En tout cas, pas encore mais pourtant il faudra bien. J’aimerais bien lui trouver un brave petit gars. Le mieux ce serait qu’il ne soit pas du village. Un garçon qui n’a rien à voir avec ce qui s’est passé dans le temps. Et puis s’il n’est pas trop gourmand, je préfèrerais parce que je n’ai pas trop d’argent à donner à ce nouveau ménage. C’est bien compliqué quand même mais je suis sûre que je vais y arriver. Je vais prendre mon temps et je le trouverai mon gendre !

André Barthelemy Ponçon (1) 

Marsanne, Alexandre Debelle

Printemps 1839

Ce matin, je suis allé voir ma mère qui vit avec mon frère et son épouse dans la ferme familiale.  Quand mon père est décédé en 1835[4], mon frère a pris la ferme. Il s’appelle Pierre[5] comme notre père et, déjà en 1831, il s’est marié [6] avec Marie Peysson. D’abord notre frère Antoine était là pour aider à la ferme mais ça n’a pas duré, il a dû partir faire son service et c’est là qu’il est mort en 1837[7] d’une maladie.

Quand je suis entré dans la cuisine, ma mère était assise près de son feu. Elle avait l’air fatigué qu’elle a souvent depuis la mort du père. Les rides sur son visage se sont creusées.

D’un mouvement las, elle m’a indiqué une chaise et m’a dit :

« Approche, Barthelemy. Tire la chaise par ici et assieds-toi là avec moi ! Il faut qu’on parle tous les deux. »

Elle a regardé fixement Marie, ma belle-sœur, qui n’a pas compris tout de suite. Elle nous dévisageait surprise puis enfin, d’un geste agacé, elle a posé son tricot sur la table, les aiguilles qui se chevauchaient pointaient agressivement au-dessus de la laine. Avec un grognement mécontent, elle a quitté la pièce. La mère s’est remise à parler : « La semaine passée, on a eu la visite de quelqu’un. Une femme.» Elle s’est tue de nouveau. Elle semblait réfléchir à ce qu’elle devait dire maintenant. Enfin elle a repris : « Ça te fait quel âge ce jour ? »

Je n’ai pas eu tout de suite de réponse à cette question. Je me suis creusé la tête et j’ai fini par dire :

« Vingt et un, je crois. »

« Et bien moi j’en ai presque cinquante. Je ne sais pas combien de temps il me reste mais je voudrais bien voir mes petits enfants de mes propres yeux. »

Mon frère n’avait pas encore d’enfants. Ma sœur Emelie[8] n’était pas mariée et Marguerite ma grande sœur ainée avait un enfant naturel mais elle ne vivait pas avec ma mère. Elle vivait dans le village mais sous un autre toit.

« Pourquoi vous ne demandez pas à Marguerite… »

Sans détour ma mère m’a demandé avec force : « Pourquoi tu te maries pas ? »

J’étais interloqué. Je m’étais demandé pourquoi elle m’avait fait venir et j’avais pensé à plein de choses mais je n’avais vraiment pas pensé à ça.

« D’abord, je ne sais pas si je veux me marier et puis vous savez bien que je ne peux pas nourrir une famille, je n’ai pas le sous. »

« La femme qui était ici cherche un mari pour sa fille et elle est pas pauvre, elle. Elle vend des herbes, des légumes, des poules; enfin plein de choses tu vois. Et sa fille, figure-toi qu’elle travaille aussi, elle répare des habits. Comme ça elle gagne sa vie, elle dépend pas d’un patron. » 

 « Vous lui avez dit que je n’ai pas de terre et que moi, il faut bien que je travaille chez les autres pour gagner ma croûte ? »

« Oui, elle le sait mais elle dit qu’elle y voit pas de problème. »

Alors là, j’étais très étonné de cette bonne femme qui voulait me donner sa fille et qui ne voyait aucun problème alors que je n’avais pas un sous en poche. »

La mère devant la tête que je faisais a compris ce que je pensais. «  Elle est un peu restée dans le vague mais je pense que c’est à cause de la situation dans leur famille. »

J’ai pensé : « Ça c’est le bouquet ! Méfions-nous, il y a quelque chose qui ne tourne pas rond dans cette histoire. »

Magdelaine Faucon, la mère (4) 

Eté 1839

J’ai parlé une fois de plus aujourd’hui avec la veuve Ponçon, on a discuté des conditions du mariage de ma Joséphine. Si on tombe d’accord sur les détails qui restent, elle pourrait bien se marier à la fin de cette année.

Je suis arrivée tôt dans l’après-midi à la ferme de Pierre Ponçon, le frère de Barthelemy. C’est la belle- fille de la veuve Ponçon qui a ouvert la porte quand je l’ai frappée de mon poing fermé. Elle m’a suivie dans la cuisine qui se trouvait juste en face de l’entrée. La veuve Ponçon était assise derrière la grande table de bois brut patinée par des années de service. Elle coupait des légumes et en me voyant elle s’est essuyée sur son tablier et m’a tendu une main toute brune de terre. Je l’ai saisie sans montrer mon peu d’envie de la serrer aimablement.

 « Bien le bonjour, Madame ! » m’a-t-elle dit toute souriante. « Je suis contente de vous voir par cette belle journée. »

C’est avec plaisir que je voyais sa bonne humeur. C’est toujours plus facile de discutailler avec une personne joviale. Pendant que je la regardais se lever et contourner la table pour venir à mes côtés, elle a continué à parler.

« Allons nous promener dans le jardin ; c’est toujours tranquille à cet endroit, on y sera bien. »

Son potager n’était pas très grand mais il y poussait toutes sortes de légumes et j’ai remarqué quelques herbes aromatiques dans des pots. »

Elle se félicitait d’avoir de beaux légumes. C’était vrai, elle pouvait être fière parce que, pour sûr, ils étaient superbes. Dans un coin, elle avait un petit poulailler où ses poules et son coq pouvaient se percher pendant la nuit. Je les voyais gratter avec ardeur un tas de fumier pour y dénicher des vers.

« Le problème avec le jardin potager c’est que des fois, il y en a trop de légumes. Et puis après il y en a pas assez. C’est comme mes poules, à la belle saison, elles pondent tellement que je ne sais plus que faire des œufs et puis plus rien. Heureusement qu’on va au marché mais… »

« Et bien voilà, Madame, c’est ça mon petit commerce. J’ai aussi un jardin potager bien plus petit que le vôtre alors ma récolte est aussi plus petite. Alors j’achète partout où je peux les légumes et les œufs des gens qui ne peuvent pas aller eux-mêmes au marché. J’apporte cette marchandise au marché ou alors je les revends près de chez moi.»

« Ah, ça c’est bien. C’est une bonne idée. » a-t-elle répondu en dodelinant de la tête d’un air ravi.

Je n’avais pas l’intention de discuter de mon jardin pendant des heures et j’ai aiguillé la conversation vers le sujet qui m’intéressait, le mariage.

« Et oui ça m’occupe bien mais dites-moi il travaille où, votre fils ? »

« En ce moment, dans une ferme près du village mais j’espère bien que ça va pas durer et qu’il va faire un autre travail qui paye mieux. »

Brusquement une petite rime m’a traversé l’esprit. Je l’avais entendue dire par un ouvrier de mes connaissances, c’était : 

« L’ouvrier :

Maître, que votre cœur ne soit point inflexible ;

Augmentez mon salaire… et soulagez mes maux! »

« Le maître :

 Valets, soignez mes chiens : mon âme trop sensible

 Ne peut voir sans pitié souffrir les animaux.[9] »

J’ai pensé que ce n’était pas le moment de réciter cette petite rime donc je n’ai rien dit. Je me demandais bien de quelle sorte de travail il était question mais je n’osais pas encore le demander.

« Mon fils m’a dit qu’il n’a pas trop envie de se marier parce qu’il gagne trop peu. Il se demande pourquoi, vous, vous accepteriez un mari comme lui pour votre fille. »

«  Ecoutez, c’est douloureux pour moi de devoir vous expliquer ce qui me pousse à le faire. Mais je comprends bien que c’est nécessaire pour pouvoir nous entendre et conclure peut-être. Voyez-vous, quand on est jeune, on fait des fois des bêtises et toute sa vie on traîne ça comme un boulet. Il arrive même que les enfants aussi ont à en souffrir. »

La veuve Ponçon semblait parfaitement comprendre ce que j’essayais de dire. Ce n’est que plus tard que j’ai appris qu’elle avait une fille célibataire avec un enfant. Elle me regardait d’un air entendu puis, en fronçant les sourcils, elle m’a demandé :

« J’ai appris que votre fille porte un autre nom que le vôtre ; comment ça se fait ? »

Maintenant je comprenais son hésitation. Elle s’était drôlement bien renseignée sur nous et elle avait même trouvé le lieu où Joséphine habitait puisqu’elle savait son nom. J’aurais dû expliquer la différence de nos noms avant qu’elle m’en parle.

« Vous avez raison, madame. Elle a reçu son nom quand elle habitait chez les religieuses à Crest. »

Elle a levé un sourcil d’étonnement mais j’ai vu qu’elle savait exactement ce que ça voulait dire et j’ai continué sans m’attarder sur ce sujet :

« Vous m’avez dit que votre fils espère avoir un autre travail, est-ce que je peux vous demander de quelle sorte de travail il s’agit ? »

 « Mais bien sûr madame. Quand mon fils était petit, son père l’a envoyé à l’école. Le maître était très content de son travail. Et voilà-t-il pas qu’il y a quelques semaines j’ai appris qu’on va installer un bureau de poste dans notre commune dans peu de temps. L’adjoint au maire cherche maintenant des facteurs. Vous pensez bien que je n’ai pas hésité à demander si notre Barthelemy était un candidat possible pour cette fonction. Il m’a dit qu’il allait le demander au Conseil. »

Un Facteur rural

J’ai demandé : « Combien ça gagne un facteur ? »

« Bien 500[10] francs l’année ! » m’a-t-elle répondu triomphalement.

« Eh bien ! C’est drôlement mieux qu’un journalier, non ? Parce qu’il gagne combien, lui, en ce moment à l’année ? »

« Entre les 200 et 300 francs[11], pas bien plus. »

« C’est bien ce qui me semblait. Ces 500 francs, plus ce que gagne ma Joséphine, ils pourront bien vivre. Sans parler de ce que je peux leur donner au début pour les aider à s’installer. »

Les yeux un peu écarquillés, la veuve Ponçon m’a répondu dans un souffle : « Oui, oui, bien sûr ! »

Puis se ressaisissant vite, elle a poursuivi : « Alors, ce mariage, il pourrait se faire quand ? »

Elle a semblé réfléchir un moment. Je sentais vaguement que sa proposition était déjà prête. L’air de rien je lui ai laissée le temps de bien annoncer son offre. Enfin, elle a dit :

« Moi, je pense que ça pourrait se faire en automne, qu’est-ce que vous en pensez ? »

Immédiatement, j’ai dit : « Holà, il faut d’abord savoir ce qu’ils en pensent de cette date et puis quand même ce qu’ils pensent l’un de l’autre, non ? »

D’un air contrarié elle a admis : « Oui, peut-être. Oui, c’est sans doute mieux. »

Pour faire un peu accélérer la transaction, j’ai proposé : « On pourrait arranger une petite rencontre chez moi au Poët Célard. »

« Comment ça au Poët Célard ! Qu’est-ce qu’il y a de mal avec Marsanne ? » a craché la veuve Ponçon,  offusquée.

Je voulais éviter tout malentendu aussi j’ai répliqué : « Il n’y a rien de mal avec Marsanne. Ce que je voulais dire c’est qu’on ne peut pas proposer à nos jeunes de se rencontrer ni dans la chambre de ma fille ni dans celle de votre fiston. Ce ne serait pas raisonnable de faire entrer le loup dans la bergerie, vous ne pensez pas ? Et puis ça ferait jaser les gens vous savez comme ils sont, hein ! »

 « Vous avez raison, » a-t-elle répondu, « je vous avais mal comprise. Je vais demander ce que Pierre pense de ce mariage, après tout Barthelemy est son frère cadet. Bien que c’est moi le chef de famille, deux opinions valent mieux qu’une, pas vrai ?»

A petit pas, on a fait le tour de son jardin en commentant ce qu’on voyait autour de nous et en nous lamentant des ravages que provoquaient les escargots. Ensuite elle m’a proposée une tasse de tilleul que j’ai acceptée. Le temps passait et je devais partir. Entre-temps la belle-fille Marie s’était bien occupée de mon mulet aussi j’ai pu partir après les avoir toutes deux saluées. Une longue trotte m’attendait encore pour revenir chez moi mais j’étais assez satisfaite de mon après-midi.

Joséphine, la fille (5) 

23 novembre 1839

Cette après-midi, je me suis mariée. Le mariage a eu lieu chez nous au Poët Célard. Magdelaine Faucon -ma mère- a tout organisé ici. Mon seul rôle a été de dire « oui » au bon moment. Barthelemy me semblait un gars sympathique mais j’aurais bien voulu mieux le connaitre. On ne s’est rencontré que cinq fois avant notre mariage d’aujourd’hui. Il me semble bien l’avoir vu une ou deux fois au village mais à ce moment-là il n’était pas question d’épousailles et d’ailleurs je ne connaissais même pas son nom.

Nous avons presque dû annuler le mariage. Tout ça à cause de monsieur Jarrias[12] l’adjoint à la mairie de Marsanne. Il avait promis à ma future belle-mère de demander au conseil si Barthelemy pouvait devenir facteur mais le conseil n’avait pas encore pris de décision. Un beau matin, dans la semaine avant le mariage, elle est allée à la mairie pour lui demander franchement si son fils pouvait avoir cette place. Je crois que leur conversation n’a pas été facile pour l’adjoint. Elle a dû parler haut et fort et devait être assez énervée parce que, quand elle est rentrée, elle avait encore un visage tout rouge.

Elle nous a raconté qu’à un certain moment l’adjoint lui a dit qu’il n’y avait pas beaucoup d’autres bons candidats et que son fils était certainement éligible. Ça l’a mise en rage car il avait dit exactement la même chose, il y a quelques mois.  Elle lui a fait une scène en menaçant d’annuler le mariage et elle lui a fait bien sentir que tout serait de sa faute à lui. Heureusement qu’à ce moment-là un autre adjoint, Monsieur Colombier Coste[13] est entré, c’est un riche propriétaire. Il connaissait déjà le projet de mon futur. Il a proposé de mettre la nomination du facteur en tête de l’agenda du conseil municipal et il a dit que si Barthelemy n’obtenait pas la fonction de facteur, il le prendrait, lui, à son service pendant l’hiver, afin que notre couple ne soit pas sans revenus. Cette proposition a calmé ma future belle-mère mais n’a pas apporté de solution à la cause qui l’avait fait venir à la mairie. 

On est arrivé à cinq heures à la mairie du Poët Célard. Ma mère avait insisté pour que le mariage se passe ici. Je la soupçonne de l’avoir demandé pour prendre une sorte de revanche, comme pour dire au monde : « Regardez, vous voyez bien que malgré tout, ma fille, elle, se marie convenablement. » 

Dans la mairie il y avait bien plus de gens que j’avais pensé. Il y avait bien sûr la mère de Barthelemy mon futur, mon petit frère Paulin[14], les voisins de ma mère mais aussi les cousins qu’elle aimait bien Jean Pierre et Jean Louis.  Son frère Etienne[15] était là ; pourtant je savais que leur relation était un peu tendue. Ma mère était très contente de voir que sa sœur, tante Beth[16], était venue de Bourdeaux avec son mari, l’oncle César, pour assister au mariage. Il y avait même Rosalie[17], la demi-sœur de ma mère, avec son mari Jean Julian qui habitent aux Tonils. Il manquait d’autres membres de la famille, c’est vrai mais c’était parce que certains habitent trop loin.

Les salutations et les embrassades ont duré jusqu’à ce que tout le monde prenne place. Barthelemy était à ma gauche et ma mère à ma droite.

Le maire, Auguste Peysson[18] nous a salués puis il s’est adressé aux invités :

« Je vous souhaite la bienvenue à tous dans notre  beau village du Poët Célard. Une chaleureuse bienvenue aux personnes qui viennent de Marsanne et spécialement à la famille Ponçon venue ici pour unir un de leur fils avec une de nos filles. »

Il a continué sur ce ton pendant quelques minutes encore. Il parlait du bon air qui caractérise notre village pour le bien vivre et … la fertilité. Il a dit quelques mots aussi sur le dénouement heureux d’une histoire triste. J’ai arrêté d’écouter à un certain moment. Les invités étaient derrière moi, je ne voyais donc pas leurs visages. Je m’ennuyais un peu. Je regardais le maire avec son écharpe qui semblait si content de recevoir tant de monde dans sa mairie. Il portait une ceinture blanche, il y avait des lys sur les boutons de son costume[19]. Puis, à un certain moment, il a commencé à lire l’acte et c’est là que j’ai compris pourquoi ma mère avait tant insisté pour que le mariage ait lieu ici et je suis presque sûre que le maire a apprécié d’en être l’officiant. En tout cas, il a utilisé le texte qui se trouvait dans la lettre du Juge de Paix.

Quand  il est arrivé au passage de l’acte qui décrit mon origine il a lu :

 …..et adrien josephine âgée de dix neuf ans sans profession née en la Ville de Crest et domiciliée en celle de marsanne, fille naturelle de faucon magdelaine sans profession en cette commune ; ici présente quelle nous déclare être la mère de la susdite et quelle lavoit faite déposer a l’hospice de Crest le dix huit mars mil huit cent vingt ; emmailloté du même linge qu’il est expliqué par sont acte de naissance ou un extrait se trouve ici annexé ; tous présents et consentant d’autre part [20]

Après sa lecture, j’ai dit « oui ». Et voilà, j’étais donc mariée avec Barthélemy Ponçon que je connaissais à peine. Comme témoins ma mère avait choisi Victor Oullion[21], le garde champêtre, Pierre Paul Marcel[22] et Jean Louis Peyson, tous habitaient pas très loin de chez nous. 

André Barthelemy Ponçon (2) 

Marsanne, 16 septembre 1840

L’accoucheuse a pu venir, heureusement. C’était Marie Calvier[23]. Derrière la porte fermée, j’entendais toutes sortes de bruits qui me poussaient à sortir de la maison pour chercher le silence de la campagne. Après un dernier cri à déchirer les tympans, le calme est revenu pour être à nouveau interrompu par le vagissement de notre enfant. Il était vers les onze heures. J’ai attendu que Marie Calvier vienne me dire que je pouvais entrer. Ma femme, l’air épuisée, était pourtant en train d’inspecter l’enfant en tous sens. Elle m’a dit d’une voix lasse que tout allait bien pour la petite fille qu’elle avait contre son sein et pour elle-même. Le bébé avait tout ce qu’il fallait, un peu jaune mais saine et vigoureuse. Nous avons décidé de l’appeler Marie Joséphine[24].

Le lendemain dans l’après midi, je suis allé à la mairie pour la présenter. Il faisait très beau mais les gens disaient que le temps allait bientôt changer !

Vers les trois heures, je suis arrivé et j’ai trouvé Henri Xavier Jarrias[25], l’adjoint qui s’occupe de l’état civil, dans la salle des mariages en train de parler avec le garde champêtre. En me voyant avec un grand sourire il m’a dit :

« Ah, Monsieur Ponçon ! Bonjour, bonjour. Je ne pense pas me tromper en disant que vous êtes là pour un heureux évènement. »

« Oui ! C’est ça ! Bonjour Monsieur l’adjoint. Je viens présenter ma fille. »

« Une fille, c’est bien, c’est bien. » a-t-il dit en tirant vers lui un in-folio qui se trouvait sur la table.

Il a préparé sa plume et a commencé à écrire :

« L’An mil huit cent quarante et le seize du mois de septembre …. »

Monsieur Jarrias a continué à rédiger l’acte et il était presque prêt quand Joseph Ollivier [26] est entré, il est lui aussi adjoint. Il s’est avancé vers moi m’a pris les mains dans les siennes et les a longuement secouées en me souhaitant de pouvoir voir grandir ma fille heureuse et en bonne santé. Puis il m’a demandé : « Vous travaillez où actuellement ? »

«  Je travaille où je peux et heureusement que ma femme a des clientes fidèles, ensemble nous gagnons juste assez pour survivre. L’automne et surtout l’hiver, c’est dur. »

La paye des moissonneurs (Lhermitte)

 « Eh oui, c’est dur ! » m’a répondu Monsieur Ollivier. Il connaissait bien entendu la situation des travailleurs de terre, il faisait partie des riches propriétaires de la commune. Il savait très bien comme il est dur de vivre en hiver quand le travail est rare. Les promesses qu’on avait faites à ma mère, juste avant mon mariage me sont revenues en mémoire. L’amertume m’a fait retirer mes mains un peu vivement d’entre celles de l’adjoint. J’ai dû me faire violence pour ne pas en parler mais je n’avais pas envie de gâcher ce beau jour. La promesse aussi de la mère de ma femme de nous donner 500 francs, dont nous n’avions toujours pas vu la couleur me restait dans la gorge. Il va falloir que je m’en occupe sérieusement et les obliger d’une manière ou d’une autre de tenir leurs paroles.

La porte s’est de nouveau ouverte et le serrurier est entré. Tout le monde le connaissait, il faut dire que dans un village comme Marsanne tout le monde se connaît.

Dans la salle, toutes les personnes ont lancé en chœur un : «  Bien le bonjour Monsieur Besson[27] »

A présent l’acte était prêt. Monsieur Jarrias l’a lu à haute voix, puis on a dû signer, mais je crois bien que j’ai oublié de le faire. Bien plus tard j’ai appris qu’il avait écrit en bas de l’acte que j’étais illettré. Quel âne bâté !

Signature de Barthelemy Ponçon, sur son acte de mariage

 Joséphine, la fille (6) 

Marsanne, mai 1843

Depuis la naissance de sa fille, quelque chose a changé, Barthelemy n’est plus vraiment le même. Au début je pensais : « Sa journée s’est peut-être mal passée, pourtant je trouve qu’il n’a pas à se plaindre. Finalement il a obtenu son travail de facteur rural. Quand il l’a appris, il était très content, mais bien vite sa mauvaise humeur est revenue. Il s’est disputé avec Jarrias et un autre adjoint parce qu’ils avaient fixé son salaire à 425 francs, alors que sa maman lui avait dit qu’il gagnerait 500 francs quand il deviendrait facteur.

A la Mairie, ils ont bien essayé de lui expliquer que ces 500 étaient seulement payés à des facteurs qui devaient faire leur travail dans des circonstances extrêmement périlleuses. Mais chez nous à Marsanne, il y a bien de la dénivellation, mais les chemins ne sont pas très dangereux. C’est vrai qu’il doit faire chaque jour beaucoup de distance mais cela me semble bien moins pénible que de devoir travailler dans un champ toute la journée. Je me souviens qu’avant il était gentil avec Marie, notre fille. Là aussi son humeur a changé et il ne la regarde même plus.

Le mois passé,  il a reçu une lettre que ma mère avait fait écrire par une personne qui avait appris à l’école. Il m’a dit qu’elle demandait encore un délai d’un an pour le payement des 500 francs qu’elle nous avait promis avant notre mariage. Je voyais bien que cela le faisait enrager mais il n’a pas dit un mot, même pas au revoir quand il est parti.

Magdelaine Faucon, la mère (5) 

Le Poët Célard, mardi 13 juin 1843, 15 heures

Je commençais juste à me préparer à manger quand Barthelemy est entré. D’abord nous avons parlé de ma petite-fille et de son nouveau travail mais je sentais vaguement qu’il était venu me voir  pour autre chose. A un certain moment il m’a dit : « J’ai reçu votre lettre et si je comprends bien, vous avez actuellement des problèmes pour nous payer. »

Le secrétaire de village (gravure du XIXe siècle)

 « Oui, c’est ça, en ce moment il y a pas beaucoup de légumes parce qu’ils sont en train de pourrir sur pied à cause de toutes ces pluies qui tombent depuis l’année passée[28]. Vous savez comme moi que la pluie a commencé en septembre déjà.  Une de mes connaissances qui a un frère à Montélimar m’a raconté que le pont suspendu du Teil a été emporté, et c’est déjà la troisième fois. Souvenez-vous aussi, fin avril il y avait encore des gelées. Le temps est détraqué. »

 « Oui, la nature n’est pas dans son état normal. D’ailleurs, est-ce que vous avez vu ce globe de feu[29] ? Il était suivi d’une trainée lumineuse rougeâtre qui a traversé le ciel du nord-est au sud-ouest après il s’est perdu à l’horizon. C’était vraiment spectaculaire. Les gens n’ont pas tardé à dire que c’est un mauvais présage. » a dit Barthelemy.

 « Les gens sont des ânes, quand il ne savent pas ce qui se passe, ils inventent et quand ils ne savent plus quoi inventer ils disent que c’est des présages souvent mauvais d’ailleurs. Dites, je dois sortir un moment pour aller voir l’instituteur je reviendrai avec Paulin. Restez tranquillement ici, ça ne me dérange pas, ça ne va pas durer longtemps. » 

Je me suis rapidement nettoyé les mains à mon évier et je me suis essuyée à mon tablier. Après j’ai quitté mon logement.

André Barthelemy Ponçon (3) 

Le Poët Célard, mardi 13 juin 1843, 15 heures 30

J’ai cru que jamais elle partirait. Est-ce qu’elle a remarqué quelque chose ? Je ne pense pas. Dans ma poche, j’ai ce petit papier bien plié qui ressemble à ce qu’on reçoit parfois chez le pharmacien : un médicament en poudre. Est-ce que j’allais le faire ? Est-ce que j’oserais enfin ? Ça ne pouvait pas continuer comme ça ! Elle l’avait promis ! Une promesse d’il y a trois ans déjà … non presque quatre. Tout le temps elle a une excuse, un autre bonne raison pour ne pas payer : l’école de Paulin, le temps, l’âne qui est mort tout à coup et qui doit être remplacé. Tout le temps il y a quelque chose, un soit disant empêchement.

Personne ne saura jamais pourquoi elle est morte si soudainement, personne ! Bientôt, nous hériterons de sa maison et de toutes ses affaires. Alors je pourrais me commander un vrai costume de facteur. Tous les habitants de Marsanne seront fiers de leur facteur et on vivra à l’aise comme on devrait depuis des années.

J’ai retiré le petit paquet de ma poche. Cette poudre je l’ai empruntée en douce à un de mes patrons qui avait des problèmes de rats. J’avais pensé à l’époque que ça peut toujours rendre service et de vrai …

Sur l’évier j’ai vu la salière. Ah oui le sel, c’est une bonne idée ! On en met dans presque tous les plats. Allons, soyons prudent ! La poudre a coulé doucement dans le récipient. Tout a coup, il y a eu beaucoup de bruit dehors. J’ai sursauté ; je crois bien que j’ai renversé le reste je ne sais où. J’ai juste eu le temps de rejoindre ma place en vitesse comme si de rien n’était. Paulin est entré en coup de vent. Le cœur battant la chamade, j’ai essayé de paraître le plus calme possible jusqu’à ce que je puisse enfin sortir de ce logis.

Magdelaine Faucon, la mère (6) 

Le Poët Célard, mardi 13 juin 1843, 16 heures

Quand je suis revenu, Paulin a couru en avant de moi parce que je lui avais dit que Barthelemy était à la maison.

« Eh, petit chef ! Comment ça va à l’école? » a demandé son beau-frère.

« Drôlement bien. Des fois j’ai même le droit d’aider le maître. Il dit que c’est moi qui sais le mieux le calcul de la classe. »

Je suis intervenue pour dire : « C’est tout juste ce que vient de me dire son maître. C’est qu’il a déjà onze ans mon petit garnement. Il faudra bientôt que je cherche un patron pour lui apprendre un métier ou alors un petit travail dans une ferme.»

J’ai saisi ma poêle en disant : « Je vous fais quelques œufs au plat ? Vous devriez manger quelque chose avant de partir sinon vous allez mourir de faim sur la route avant d’être rentré. »

« Non je vous remercie, je n’ai pas trop faim, », a répondu mon gendre, « mais un petit verre de vin, ce serait pas de refus et peut-être un peu de fromage de chèvre pour l’accompagner. »

Je lui ai versé une bonne rasade de vin, j’ai sorti mon fromage et je lui ai coupé une grosse tranche de pain bien épaisse.

Après avoir tout fini, de la manche il s’est essuyé la bouche. Il s’est levé pesamment, il m’a salué et a donné une petite tape sur la tête de Paulin avec son képi et est allé vers la porte. Je lui ai alors rappelé : « Et surtout n’oubliez pas de dire à Joséphine que nous venons dimanche pour voir le bébé, dans deux semaines. »


[1] Etat Civil du Poët Célard (1823-1832) page 119

[2] Etat Civil du Poët Célard (1823-1832) page 23

[3] Etat Civil du Poët Célard (1823-1832) page 51

[4] Etat Civil de Marsanne Décès (1826-1858) page 88

[5] Etat Civil de Marsanne Naissances (An XIII-1812) page 24

[6] Etat Civil de Marsanne (1823-1832) page 197

[7] Etat Civil de Marsanne (1833-1842) page 270

[8] Etat Civil de Marsanne Naissances (An XII-1812) page 105

[9] Deux strophes des « Plaintes du Pauvre » de Théodore Lebreton

[10] Peut-être ne sait-elle pas que ce montant est un maximum, pour des trajets spéciaux et périlleux. Source : Les hommes qui relient hommes; histoire postale.

[11] Source : Les inégalités des revenus en France du début du XVIII siècle à 1985, Christian Morrisson et Wayne Snyder (page 142)

[12] Henri Xavier Jarrias, époux de Marie Suzanne Petit, Marsanne, 1784

[13] Mathieu Eymard Colombier Coste, Marsanne  1786 ; Maire de Marsanne en 1840

[14] Etat Civil du Poët Célard (1823-1832) page 119

[15] Le Poët Célard, 13-10-1788

[16] Etat Civil du Poët Célard (1793- An X) page 34

[17] Etat Civil du Poët Célard (An XI-1812) page 110

[18] Etat Civil du Poët Célard (1793- An X) page 29

[19] L’écharpe tricolore, une histoire bien française

[20] Etat Civil du Poët Célard (1839-1899) page 9

[21] Victor Oullion, époux de Marie Magdelaine Beaux, Le Poët Célard 1804

[22] RP Bourdeaux registre p. (1749-1785) page 241

[23] Marie Nancy Calvier, femme de Joseph Mondon, Marsanne 1813

[24] Etat Civil de Marsanne Naissances (1829-1889) page 123

[25] Henri Xavier Jarrias, époux de Marie Suzanne Petit, Marsanne, 1784

[26] Joseph Ollivier, époux de Marianne Jeuris, Pont de Barret, 1803

[27] Mirmande 1804

[28] Observations météorologiques (de l’an 400 à l’an 1900) 1843

[29] Observations météorologiques (de l’an 400 à l’an 1900)  1843